27 avril 2008

L'homme et la mer


Homme libre, toujours tu chériras la mer!
La mer est ton miroir, tu contemples ton âme
Dans le déroulement infini de sa lame
Et ton esprit n'est pas un gouffre moins amer.

Tu te plais a plonger au sein de ton image;
Tu l'embrasses des yeux et des bras, et ton coeur
Se distrait quelquefois de sa propre rumeur
Au bruit de cette plainte indomptable et sauvage.

Vous êtes tous les deux ténébreux et discrets;
Homme, nul n'a sondé le fond de tes abîmes;
O mer, nul ne connaît tes richesses intimes,
Tant vous êtes jaloux de garder vos secrets!

Et cependant voilà des siècles innombrables
Que vous vous combattez sans pitié ni remords,
Tellement vous aimez le carnage et la mort,
O lutteurs éternels, O frères implacables!

Charles BAUDELAIRE (1821- 1867)

25 avril 2008

Ce soir je reprendrai mon chemin solitaire


Ce soir je reprendrai mon chemin solitaire,
Dans les champs où la nuit traîne son manteau bleu
J'irai, respirant l'air que l'herbe en fleur embaume,
Triste et pressant le pas comme ceux qui vont seuls ;
Je verrai les hameaux s'endormir sous le chaume,
Et les amants tresser leurs doigts sous les tilleuls,
Et les femmes filer encore, et les aïeuls
Rêver dans l'ombre au son d'une tardive enclume ;
Et débouchant enfin sur les hauteurs d'où l'oeil,
Caressé par le vent nocturne, avec orgueil
Embrasse l'horizon déjà noyé de brume
Et le fleuve qui luit d'un éclat morne et froid
Et la ville et parmi ses noirs pignons le toit
Où ma lampe au moment des étoiles s'allume,
Ivre de larmes, seul, à la chute du jour,
D'un cri désespéré j'appellerai l'amour.

Charles GUÉRIN (1873-1907) (Recueil : Le semeur de cendres)

19 avril 2008

Ainsi que tous les corps que la nature anime


Ainsi que tous les corps que la nature anime,
Et forme inanimez en ce clos rondissant
Ont leur cause, leur centre, et vont resortissant
Au centre, qu'elle enferme au creux de son abysme,

Ainsi que tous les poincts qu'en sa masse sublime
Contient la pyramide és nues se haussant,
Se ramenent ensamble, et se vont unissant
Au joint indivisible eslevé sur sa cime,

Ainsi que le seul Un en sa capacité
Comprend, pere de tous, le nombre illimité,
Qui au chiffre infiny de tous les nombres entre,

Ainsi de ton amour l'unique intention
Enclost tout : la vigueur, le prix, l'occasion
De tout, est en son un, en son point, en son centre.

Pierre de CROIX (1539-1614) (Recueil : Le Miroir de l'Amour divin)

17 avril 2008

Ma maison est assise au vent


Ma maison est assise au vent
Dans une plaine sombre et nue
Comme un tombeau pour un vivant
Où s'agite ma chair menue.

Les longs brouillards viennent frôler
Au soir ma porte solitaire,
Et je ne sais rien de la terre
Que ma tristesse d'exilé.

Cécile SAUVAGE (1883-1927) (Recueil : Mélancolie)

12 avril 2008

Sérénité


On dirait que ce vent vient de la mer lointaine ;
Sous des nuages blonds l'azur du ciel verdit,
Et, dans l'horizon blême, une brume incertaine
S'amasse à flot épais, se dilate et grandit.

Elle éteint le dernier éclat du soleil pâle
Qui plonge et s'enfouit dans le vague Occident ;
Son front, mélancolique et noirci par le hâle,
Cache au fond du ciel gris son diadème ardent

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Si je te dis, Nature impassible et sereine :
" Bonne Mère ! rends-moi plus puissant et meilleur ! "
Je vois dans tes yeux bleus, éternelle sirène,
Sourire vaguement l'éternelle douleur.

Louis-Xavier de RICARD (1843-1911)

11 avril 2008

Au pied du mur je me voy sans eschelle


Au pied du mur je me voy sans eschelle,
Plus je ne sçay de quel boys faire fleches,
Faulte d'Argent m'en donne les empesches,
Triste j'en suis, jà ne fault que le celle.

Durant ce temps mon corps d'ennuy chancelle,
Mes joues sont mesgres, palles et sèches,
Au pied du mur.

Si ayde n'ay du bon Dieu et de celle
Devant lesquelz a deulx genoulx me fleches,
De ma vie je ne donne troys pesches,
Car de vertu j'ay moins qu'une estincelle
Au pied du mur.

Roger de COLLERYE (1470-1536)

07 avril 2008

Eau printanière, pluie harmonieuse ...


Eau printanière, pluie harmonieuse et douce
Autant qu'une rigole à travers le verger
Et plus que l'arrosoir balancé sur la mousse,
Comme tu prends mon coeur dans ton réseau léger !

A ma fenêtre, ou bien sous le hangar des routes
Où je cherche un abri, de quel bonheur secret
Viens-tu mêler ma peine, et dans tes belles gouttes
Quel est ce souvenir et cet ancien regret ?

Jean MORÉAS (1856-1910) (Recueil : Les Stances)

03 avril 2008

Comme le marinier, que le cruel orage


Comme le marinier, que le cruel orage
A longtemps agité dessus la haute mer,
Ayant finalement à force de ramer
Garanti son vaisseau du danger du naufrage,

Regarde sur le port, sans plus craindre la rage
Des vagues ni des vents, les ondes écumer ;
Et quelqu'autre bien loin, au danger d'abîmer,
En vain tendre les mains vers le front du rivage :

Ainsi, mon cher Morel, sur le port arrêté,
Tu regardes la mer, et vois en sûreté
De mille tourbillons son onde renversée :

Tu la vois jusqu'au ciel s'élever bien souvent,
Et vois ton Du Bellay à la merci du vent
Assis au gouvernail dans une nef percée,

Joachim DU BELLAY (1522-1560) (Recueil : Les Regrets)

01 avril 2008

Vu que tu es plus blanche


Chanson

Vu que tu es plus blanche que le lis,
Qui t'a rougi ta lèvre vermeillette
D'un si beau teint ? Qui est-ce qui t'a mis
Sur ton beau sein cette couleur rougette ?

Qui t'a noirci les arcs de tes sourcils ?
Qui t'a bruni tes beaux yeux, ma maîtresse ?
Ô grand beauté remplie de soucis,
Ô grand beauté pleine de grand liesse !

Ô douce, belle, honnête cruauté,
Qui doucement me contraint de te suivre,
Ô fière, ingrate, et fâcheuse beauté,
Avecque toi je veux mourir et vivre.

Pierre de RONSARD (1524-1585) (Recueil : Second livre des Amours)