16 décembre 2006

Le vin du solitaire


Le regard singulier d'une femme galante
Qui se glisse vers nous comme le rayon blanc
Que la lune onduleuse envoie au lac tremblant,
Quand elle y veut baigner sa beauté nonchalante ;

Le dernier sac d'écus dans les doigts d'un joueur ;
Un baiser libertin de la maigre Adeline ;
Les sons d'une musique énervante et câline,
Semblable au cri lointain de l'humaine douleur,

Tout cela ne vaut pas, ô bouteille profonde,
Les baumes pénétrants que ta panse féconde
Garde au coeur altéré du poète pieux ;

Tu lui verses l'espoir, la jeunesse et la vie,
- Et l'orgueil, ce trésor de toute gueuserie,
Qui nous rend triomphants et semblables aux Dieux !

Charles BAUDELAIRE (1821-1867) (Recueil : Les fleurs du mal)

03 décembre 2006

Je te vends ma vache


Je te vends ma vache
Bonne à beurre
Bonne à lait
Bonne à veau
Bonne à tout ce que tu voudras
Un plat de morue
Marché conclu
Ma vache est vendue.

Anonyme (?-?) (Recueil : Comptines)

26 novembre 2006

Douce plage où naquit mon âme


Douce plage où naquit mon âme ;
Et toi, savane en fleurs
Que l'Océan trempe de pleurs
Et le soleil de flamme ;

Douce aux ramiers, douce aux amants,
Toi de qui la ramure
Nous charmait d'ombre, et de murmure,
Et de roucoulements ;

Où j'écoute frémir encore
Un aveu tendre et fier -
Tandis qu'au loin riait la mer
Sur le corail sonore.

Paul-Jean TOULET (1867-1920) (Recueil : Contrerimes)

12 novembre 2006

Mon âme est ce lac même...


Mon âme est ce lac même où le soleil qui penche,
Par un beau soir d'automne, envoie un feu mourant :
Le flot frissonne à peine, et pas une aile blanche,
Pas une rame au loin n'y joue en l'effleurant.

Tout dort, tout est tranquille, et le cristal limpide,
En se refroidissant à l'air glacé des nuits,
Sans écho, sans soupir, sans un pli qui le ride,
Semble un miroir tout fait pour les pâles ennuis.

Mais ne sentez-vous pas, Madame, à son silence,
A ses flots transparents de lui-même oubliés,
A sa calme étendue où rien ne se balance,
Le bonheur qu'il éprouve à se taire à vos pieds,

À réfléchir en paix de bien-aimé rivage,
A le peindre plus pur en ne s'y mêlant pas,
A ne rien perdre en soi de la divine image
De Celle dont sans bruit il recueille les pas ?

Charles SAINTE-BEUVE

06 novembre 2006

Toi!


Du frais matin la brillante lumière,
L'ardent midi, l'adieu touchant du jour,
La nuit qui vient plus douce à ma paupière
Pâle et sans bruit rêver avec l'amour,
Le temps jaloux qui trompe et qui dévore,
L'oiseau captif qui languit près de moi,
Tout ce qui passe, et qu'à peine je voi,
Me trouve seul... seul ! Mais vivant encore
De toi !

Des arts aimés quand l'essaim m'environne,
L'ennui secret les corrompt et m'atteint.
En vain pour moi la fête se couronne :
La fête pleure et le rire s'éteint.
L'unique asile où tu me sois restée,
Le sanctuaire où partout je te voi,
Ah ! C'est mon âme en secret visitée
Par toi !

La gloire un jour a distrait mon jeune âge ;
En te cherchant j'ai perdu son chemin.
Comme à l'aimant je vais à ton image ;
L'ombre est si belle où m'attire ta main !
Ainsi qu'aux flots les barques se balancent,
Mes ans légers ont glissé loin de moi ;
Mais à présent dans tout ce que je voi,
Mes yeux, mon coeur, mes voeux, mes pas s'élancent
Vers toi !

Je dis ton nom dans ma gaîté rendue,
Je dis ton nom quand je rapprends les pleurs ;
Dans le désert la colombe perdue
Ne sait qu'un chant pour bercer ses douleurs.
Égide chère à ma vie embrasée,
Le monde en vain jette ses maux sur moi ;
Mon âme un jour sera calme ou brisée
Par toi !

Marceline DESBORDES-VALMORE (1786-1859) (Recueil : Romances)

01 novembre 2006

Elegies au Christ


Elegies au Christ

Que je vous crains ! Que je vous aime !
Que mon coeur est triste et navré !
Seigneur ! Suis-je un peu de vous-même
tombé de votre diadême,
ou suis-je un pauvre ange égaré ?
Seigneur ! Parlez-moi, je vous prie !
Je suis seule sans votre voix.
Oiseau sans ailes, sans patrie,
sur la terre dure et flétrie
je marche et je tombe à la fois !
Fleur d' orage et de pleurs mouillée
exhalant sa mourante odeur,
au pied de la croix effeuillée
seigneur, ma vie agenouillée
veut monter à votre grandeur !
Voyez ! Je suis comme une feuille
qui roule et tourbillonne au vent,
un rêve las qui se recueille,
un lin desséché que l' on cueille
et que l' on déchire souvent.
Sans savoir, l' indolence extrême,
si l' on a marché sur mon coeur,
brisé par une main qu' on aime,
seigneur ! Un cheveu de nous-même,
est si vivant à la douleur !
Au chemin déjà solitaire
où deux êtres unis marchaient,
les voilà séparés... mystère !
On a jeté bien de la terre
entre deux coeurs qui se cherchaient.
Ils ne savent plus se comprendre.
Qu' ils parlent haut, qu' ils parlent bas,
l' écho de leur voix n' est plus tendre :
seigneur ! On sait donc mieux s' entendre
alors qu' on ne se parle pas ?
L' un, dans les sillons de la plaine,
suit son veuvage douloureux ;
l' autre, de toute son haleine,
de son jour, de son aile pleine,
monte ! Monte ! Et se croit heureux !
Voyez ! à deux pas de ma vie,
sa vie est étrangère à moi,
pauvre ombre qu' il a tant suivie,
tant aimée et tant asservie !
Qui mis tant de foi dans sa foi !
Moi, sous l' austère mélodie
dont vous m' envoyez la rumeur,
mon âme soupire agrandie,
mon corps se fond en maladie
et mon souffle altéré se meurt.
Comme l' enfant qu' un rien ramène,
l' enfant dont le coeur est à jour,
faites-moi plier sous ma chaîne,
et désapprenez-moi la haine,
plus triste encore que l' amour !
Une fois dans la nuit profonde
j' ai vu passer votre lueur :
comme alors, enfermée au monde,
pour parler à qui me réponde
laissez-moi vous voir dans mon coeur !
Rendez-moi, Jésus que j' adore,
un songe où je m' abandonnais !
Dans nos champs que la faim dévore,
j' expiais... j' attendais encore ;
mais, j' étais riche et je donnais.
Je donnais et, surprise sainte,
on ne raillait plus ma pitié ;
des bras du pauvre j' étais ceinte,
et l' on ne mêlait plus l' absinthe
aux larmes de mon amitié !

Marceline DESBORDES-VALMORE (1786 - 1859)

29 octobre 2006

L´île verte


Des ruisseaux un déluge a fait de lourds torrents
Qui roulent, pêle-mêle, écumeux, dévorant
L'étendue, au travers des landes, des pacages,
Et changeant en lacs fous les stagnants marécages.

Mais l'eau dort plate autour d'un grand tertre escarpé,
Tout hérissé de bois. Lent, le soir est tombé.
Dans l'air mort, où s'ébauche un soupçon de tonnerre,
Rôde, vitreux, magique, un jour de luminaire.

Et, lorsqu'au plus épais d'une torpeur d'extase
Un crapaud, goutte à goutte, épand son fin solo,
C'est du rêve de voir à cette unique phrase

Surgir une île verte en des profondeurs brunes,
Entre le blanc du ciel et le jaune de l'eau,
Sous le diamanté rose et bleu de la lune !

Maurice ROLLINAT (1846-1903) (Recueil : Paysages et paysans)

23 octobre 2006

A un vieil arbre


Tu réveilles en moi des souvenirs confus.
Je t'ai vu, n'est-ce pas ? moins triste et moins modeste.
Ta tête sous l'orage avait un noble geste,
Et l'amour se cachait dans tes rameaux touffus.

D'autres, autour de toi, comme de riches fûts,
Poussaient leurs troncs noueux vers la voûte céleste.
Ils sont tombés, et rien de leur beauté ne reste ;
Et toi-même, aujourd'hui, sait-on ce que tu fus ?

O viel arbre tremblant dans ton écorce grise !
Sens-tu couler encore une sève qui grise ?
Les oiseaux chantent-ils sur tes rameaux gercés ?

Moi, je suis un vieil arbre oublié dans la plaine,
Et, pour tromper l'ennui dont ma pauvre âme est pleine,
J'aime à me souvenir des nids que j'ai bercés.

Léon-Pamphile LE MAY (1837-1918)