23 septembre 2008

En marchant le matin


Puisque là-bas s'entr'ouvre une porte vermeille,
Puisque l'aube blanchit le bord de l'horizon,
Pareille au serviteur qui le premier s'éveille
Et, sa lampe à la main, marche dans la maison,

Puisqu'un blême rayon argente la fontaine,
Puisqu'à travers les bois l'immense firmament
Jette une lueur pâle et calme que la plaine
Regarde vaguement,

Puisque le point du jour sur les monts vient d'éclore,
Je m'en vais dans les champs tristes, vivants et doux ;
Je voudrais bien savoir où l'on trouve une aurore
Pour cette sombre nuit que nous avons en nous !

Que fait l'homme ? La vie est-elle une aventure ?
Que verra-t-on après et de l'autre côté ?
Tout frissonne. Est-ce à moi que tu parles, nature,
Dans cette obscurité ?

Victor HUGO (1802-1885) (Recueil : Les quatre vents de l'esprit)

19 septembre 2008

Le chemin de l'amour


Amour, mon cher Amour, je te sais près de moi
Avec ton beau visage.
Si tu changes de nom, d'accent, de coeur et d'âge,
Ton visage du moins ne me trompera pas.
Les yeux de ton visage, Amour, ont près de moi
La clarté patiente des étoiles.
De la nuit, de la mer, des îles sans escales,
Je ne crains rien si tu m'as reconnue.
Mon Amour, de bien loin, pour toi, je suis venue
Peut-être. Et nous irons Dieu sait où maintenant ?
Depuis quand cherchais-tu mon ombre évanouie ?
Quand t'avais-je perdu ? Dans quelle vie ?
Et qu'oserait le ciel contre nous maintenant ?

Sabine SICAUD (1913-1928) (Recueil : Chemins)

12 septembre 2008

Jeanne fait son entrée


Jeanne parle ; elle dit des choses qu'elle ignore ;
Elle envoie à la mer qui gronde, au bois sonore,
A la nuée, aux fleurs, aux nids, au firmament,
A l'immense nature un doux gazouillement,
Tout un discours, profond peut-être, qu'elle achève
Par un sourire où flotte une âme, où tremble un rêve,
Murmure indistinct, vague, obscur, confus, brouillé.
Dieu, le bon vieux grand-père, écoute émerveillé.

Victor HUGO (1802-1885) (Recueil : L'art d'être grand-père)

05 septembre 2008

Silence !...


Le silence descend en nous,
Tes yeux mi-voilés sont plus doux ;
Laisse mon coeur sur tes genoux.

Sous ta chevelure épandue
De ta robe un peu descendue
Sort une blanche épaule nue.

La parole a des notes d'or ;
Le silence est plus doux encor,
Quand les coeurs sont pleins jusqu'au bord.

Il est des soirs d'amour subtil,
Des soirs où l'âme, semble-t-il,
Ne tient qu'à peine par un fil...

Il est des heures d'agonie
Où l'on rêve la mort bénie
Au long d'une étreinte infinie.

La lampe douce se consume ;
L'âme des roses nous parfume.
Le Temps bat sa petite enclume.

Oh ! s'en aller sans nul retour,
Oh ! s'en aller avant le jour,
Les mains toutes pleines d'amour !

Oh ! s'en aller sans violence,
S'évanouir sans qu'on y pense
D'une suprême défaillance...

Silence !... Silence !... Silence !...

Albert SAMAIN (1858-1900) (Recueil : Au jardin de l'infante)

04 septembre 2008

Ô doux regards, ô yeux pleins de beauté


Ô doux regards, ô yeux pleins de beauté,
Petits jardins pleins de fleurs amoureuses
Où sont d'Amour les flèches dangereuses,
Tant à vous voir mon oeil s'est arrêté !

Ô coeur félon, ô rude cruauté,
Tant tu me tiens de façons rigoureuses,
Tant j'ai coulé de larmes langoureuses,
Sentant l'ardeur de mon coeur tourmenté !

Doncques, mes yeux, tant de plaisir avez,
Tant de bons tours par ces yeux recevez ;
Mais toi, mon coeur, plus les vois s'y complaire.

Plus tu languis, plus en as de souci,
Or devinez si je suis aise aussi,
Sentant mon oeil être à mon coeur contraire.

Louise LABÉ (1524-1566) (Recueil : Sonnets)

03 septembre 2008

Midi au village


Nul troupeau n'erre ni ne broute ;
Le berger s'allonge à l'écart ;
La poussière dort sur la route,
Le charretier sur le brancard.

Le forgeron dort dans la forge ;
Le maçon s'étend sur un banc ;
Le boucher ronfle à pleine gorge,
Les bras rouges encor de sang.

La guêpe rôde au bord des jattes ;
Les ramiers couvrent les pignons ;
Et, la gueule entre les deux pattes,
Le dogue a des rêves grognons.

Les lavandières babillardes
Se taisent. Non loin du lavoir,
En plein azur, sèchent les hardes
D'une blancheur blessante à voir.

La férule à peine surveille
Les écoliers inattentifs ;
Le murmure épars d'une abeille
Se mêle aux alphabets plaintifs...

Un vent chaud traîne ses écharpes
Sur les grands blés lourds de sommeil,
Et les mouches se font des harpes
Avec des rayons de soleil.

Immobiles devant les portes
Sur la pierre des seuils étroits,
Les aïeules semblent des mortes
Avec leurs quenouilles aux doigts.

C'est alors que de la fenêtre
S'entendent, tout en parlant bas,
Plus libres qu'à minuit peut-être,
Les amants, qui ne dorment pas.

René-François SULLY PRUDHOMME (1839-1907) (Recueil : Les solitudes)

02 septembre 2008

C'est un grand mal se sentir offensé


C'est un grand mal se sentir offensé,
Et ne s'oser, ou savoir à qui plaindre :
C'est un grand mal, voire trop insensé,
Que d'aspirer, où l'on ne peut atteindre :
C'est un grand mal que de son coeur contraindre,
Outre son gré, et à sujétion :
C'est un grand mal qu'ardente affection,
Sans espérer de son mal allégeance :
Mais c'est grand bien, quand à sa passion
Un doux languir sert d'honnête vengeance.

(Rymes XLVII)

Pernette du GUILLET (1520-1545) (Recueil : Rymes)

01 septembre 2008

Le rossignol et le paon


L'aimable et tendre Philomèle,
Voyant commencer les beaux jours,
Racontait à l'écho fidèle
Et ses malheurs et ses amours.
Le plus beau paon du voisinage,
Maître et sultan de ce canton,
Elevant la tête et le ton,
Vint interrompre son ramage :
C'est bien à toi, chantre ennuyeux,
Avec un si triste plumage,
Et ce long bec, et ces gros yeux,
De vouloir charmer ce bocage !
A la beauté seule il va bien
D'oser célébrer la tendresse :
De quel droit chantes-tu sans cesse ?
Moi, qui suis beau, je ne dis rien.
Pardon, répondit Philomèle :
Il est vrai, je ne suis pas belle ;
Et si je chante dans ce bois,
Je n'ai de titre que ma voix.
Mais vous, dont la noble arrogance
M'ordonne de parler plus bas,
Vous vous taisez par impuissance,
Et n'avez que vos seuls appas.
Ils doivent éblouir sans doute ;
Est-ce assez pour se faire aimer ?
Allez, puisqu'amour n'y voit goutte,
C'est l'oreille qu'il faut charmer.

Jean-Pierre Claris de FLORIAN (1755-1794) (Recueil : Fables)